Le Camino Real de Panama, une voie coloniale (presque) disparue
Nous avons déjà brièvement évoqué le Camino Real dans le résumé d’introduction à l’histoire de la colonisation espagnole, la mise en valeur récente de ses vestiges nous impose de préciser son importance à l’époque de la colonisation espagnole.
Après la découverte de la mer du Sud par Vasco Nuñez de Balboa, le 25 septembre 1513, et la fondation de la ville de Panama en 1519, la construction de cette voie terrestre pour joindre les deux océans devint primordiale. Reprenant sûrement des tracés de sentiers utilisés depuis des millénaires par les indigènes pour leurs déplacements et échanges commerciaux, le chemin va relier Panama à Nombre de Dios. Long de près de 90 km, large de 3 pieds (env. 1 m) il sera empierré et recouvert d’une couche d’argile. En quatre à cinq jours les trains de mules*1 vont pouvoir traverser l’isthme transportant marchandises venant d’Espagne dans un sens et richesses partant vers la royauté dans l’autre. Répartis sur le trajet, quatre postes, appelés ventas, permettaient les ravitaillements et logements des hommes et des mules.
Très vite, devant les pertes dues aux difficultés rencontrées durant la longue saison des pluies pour passer montagnes et rivières du parcours, le gouverneur en place demande au Capitaine Hernando de la Serna de reconnaître le cours du Río Chagrés. En effet, ce fleuve passe à peine à 25 km de Panama et rejoint l’océan Atlantique en traversant l’isthme. Son cours s’avère praticable et son accès depuis la ville relativement aisé. Un chemin pavé est tracé pour l’atteindre depuis Panama et comme la venta construite au point d’embarquement portera le nom de Venta de Cruces, ce chemin sera appelé le Camino de Cruces. Sur le cours du Chagres naviguèrent des embarcations à fond plat pouvant transporter jusqu’à 16 tonnes de marchandises chacune. Des bateaux prenaient le relais par la mer entre l’embouchure du Chagres et la colonie de Nombre de Dios.
Cette alternative au Camino Real sera utilisée de façon importante à dater de la colonisation du Pérou (début des années 1530) et surtout après la découverte des mines d’argent du Potosi. Mais cette voie n’était pas non plus sans difficultés, les caprices du Río Chagrés sont légendaires*2 et d’autre part la durée moyenne du trajet avoisinait les deux à trois semaines. En 1586 lors d’un accident, un chargement d’argent est entièrement perdu et les autorités demanderont de réserver cette route fluviale aux marchandises de moindre valeur. L’or et l’argent transiteront désormais exclusivement par le Camino Real.
L’accroissement du riche trafic maritime espagnol dans la zone des Caraïbes va naturellement exciter les appétits de pirates et corsaires de pays ennemis. Les attaques vont se succéder. Les bateaux qui naviguaient entre l’embouchure du Chagrés et Nombre de Dios étaient vulnérables, et la colonie elle-même sans défense. En 1572, l’attaque victorieuse de Francis Drake laisse la ville complètement détruite. Il faudra reconstruire. Mais en 1585/86 Francis Drake et John Hawkins (son oncle et compagnon de course) reviennent en Caraïbes pour une campagne destructrice. Nombre de Dios est à nouveau rasée au grand dam des commerçants qui se relevaient à peine de leurs pertes précédentes. Le roi d’Espagne, Philippe II, va demander à l’ingénieur militaire italien Juan Bautista, qui sera accompagné de Juan de Tejada, de proposer un plan de défense des possessions espagnoles. La baie de Portobelo, découverte par Christophe Colomb en 1502, offre un bien meilleur abri. Elle est profonde, bien protégée de la mer et de plus, ce qui fait défaut à Nombre de Díos, entourée de collines permettant la construction de forts surplombants. La ville est déplacée et Portobelo est fondée le 20 mars 1597, le Camino Real est modifié en conséquence. A la demande du Roi l’ancienne partie abandonnée sera détruite pour éviter de futures attaques sur Panama. Il sera également modifié, mais cette fois côté Pacifique. Après la destruction de Panama par Henry Morgan en 1671, la ville est reconstruite sur un nouveau site à 8 km vers l’ouest, le chemin sera prolongé.
Après la disparition des Foires de Portobelo, en 1737, le Camino Real sera encore utilisé durant quelques années, les historiens parlent d’un abandon en 1825/26. Durant les deux siècles suivants de nombreux évènements entrainèrent des destructions et disparitions de tronçons entiers pour ne laisser que peu de vestiges de cette voie royale. En premier lieu, le développement de l’agglomération de Panama et de ses routes environnantes mais aussi la construction de la ligne de chemin de fer Panama-Colon en 1855 et la création du lac artificiel Alajuela (1931-1939) devaient détruire ou faire disparaître des kilomètres de l’antique chemin. Et n’oublions pas l’œuvre de la forêt équatoriale plutôt goulue quand on la laisse faire.
De plus, le Panama qui n’a pas attaché jusqu’à ces dernières années un intérêt particulier pour ses patrimoines naturels et historiques, pouvait-il chercher à protéger des alignements de vieux cailloux sans utilité commerciale. La spéculation immobilière, la déforestation sont plus rentables… Dans les années 80, le classement de cinq sites du Panama dans la liste du "Patrimoine de l’Humanité" de l’UNESCO a réveillé quelques consciences, pour le moment pas trop nombreuses mais considérons avec optimisme qu’il s’agit d’un début prometteur*3.
Quelques historiens et archéologues, pour la plupart étrangers, respectueux du patrimoine historique du Panama se sont penchés sur les vestiges du Camino Real. Le dernier en date, mais non des moindres, c’est Christian Strassnig. Ce jeune archéologue autrichien est arrivé il y a cinq ans avec une mission: faire une étude et un relevé topographique de cette route transisthmique coloniale. La passion qui l’anime semble vouloir transformer sa mission en véritable croisade pour la redécouverte, la protection et le classement dans la liste du patrimoine de l’humanité des restes du Camino Real. Dimanche dernier au cours d’une des balades qu’il organise depuis peu pour la découverte des vestiges du chemin historique nous avons eu la sensation que Christian nous racontait son Camino Real (cette journée fait l'objet d'un prochain récit). Puisse son énergie renverser les barrières qui ne manqueront pas de s’élever devant lui. (rappel de la note 3)
Notes :
1- Thomas Gage, missionnaire ( ?) anglais, dans son livre A New Survey of the West Indies (1648) décrit ce qu’il a vu à Portobelo : "en un seul jour j’ai compté 200 mules chargées de rien d’autre que des barres d’argent". Précisant que chaque mule portait 120 k de barres d’argent de 8 k chacune.
2- Au plus fort de la saison des pluies (octobre-novembre) le niveau du fleuve peut monter de plusieurs mètres en quelques heures. Charriant des arbres arrachés, il devient très dangereux pour la navigation.
3- Simple anecdote récente : depuis quelques mois l’UNESCO menace le Panama de retirer la classification pour manque d’entretien des sites et manque de respect des normes dans la restauration du Casco Viejo (le quartier colonial de la capitale où la spéculation fait rage). Par ailleurs, le gouvernement actuel a pour projet récent l’extension d’une voie rapide en la faisant passer en bord de mer tout autour du site classé, détruisant ainsi tout le panorama. Lors d’une interview télévisée en réponse à la question : "Devant la menace expresse de l’Unesco, allez-vous retirer ce projet ?" Le président de la République, Ricardo Martinelli, eut cette réponse : "L’Unesco, qu’est-ce que ça me rapporte ?" Sidérant non ? (sans parler du pronom personnel utilisé…)
Photos:
1- Le triangle stratégique de la "route de l'or" extrait de "Portobelo et San Lorenzo - Les vieux canons racontent..."
2- Carte extraite de l'essai de Roland Dennis Hussey, "Spanish Colonial trails in Panama", paru dans revue "Historia de America" N6 (Mexico- Aoùt 1939). Ouvrage de référence.
3- Tronçon du Camino Real, se découvre lors de l'étiage du Lago Alajuela (mai 2011)
4- Tronçon du Camino Real en forêt (même région)
5- Photo prise en 1880, parue sans crédit sur le site: http://panahistoria.wordpress.com peut-être due à un ingénieur du Canal Français.