Le Canal français de Panama, un laissé-pour-compte de notre histoire

Publié le par Christophe Henry

  A l’approche du Centième Anniversaire du Canal de Panama, j’ai pensé opportun de rééditer cet excellent article que mon ami Jean-Christophe Henry a consacré en 2010 aux vestiges du Canal Français de Panama. Il reste d’actualité. Sur la route qui mène au Fort San Lorenzo, près des écluses de Gatun, toujours rien pour signaler aux nombreux touristes qui passent sur le pont concerné, que le seul vestige digne de ce nom est sous leurs yeux. Chacun pensant qu’il s’agit là d’une vulgaire rivière au nom inconnu. (ndlr)

 

Laurent Roquebert. Natif de Bayonne*1; très jeune  il rejoint Ferdinand de Lesseps à Suez. Sa valeur personnelle et la protection du grand  homme (on compte plusieurs mariages entre leurs deux familles)  lui font rapidement gravir les échelons. Nous le retrouvons parmi les premiers expatriés qui rejoignent le Panama où il prend la direction des opérations de dragage. A cette fonction officielle, s’ajoute celle plus occulte de patron du Renseignement ; grâce à lui, De Lesseps installé dans la lointaine métropole, aura connaissance du moindre mouvement d’oreille.

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   En 1889, date fatale de la fermeture de la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique de Panama, il choisit de rester sur place. Au pied du Mont Ancon, il fait construire une grande maison de style antillais qui domine la sortie du Canal sur le Pacifique, et fonde une petite entreprise de navigation marchande.

   Grâce  à un naufrage sur les côtes colombiennes, il est recueilli, soigné et dorloté par une belle fille noire qu’il ne quittera plus jamais. Courant 1904, à l’arrivée des repreneurs de la concession du Canal, branle-bas de combat dans la demeure de Laurent Roquebert*2 qui fait murer systématiquement portes, fenêtres et terrasses faisant face à l’ancien chantier français afin de ne jamais voir "son" Canal désormais devenu américain*3.

   Dans les mémoires, que nous reste-il du Canal français ? Un souvenir incertain, une histoire quasi effacée. Le Canal français a-t-il vraiment existé ?

   "Thalassa en a parlé ?". C’est Stéphane Cosme, le journaliste de Radio France Inter qui me pose la question en aparté de l’entretien enregistré. Deux émissions de Thalassa consacrées au Canal (l’autre, le vrai) sans montrer ce qu’il nous reste du Canal français.

   Il est plus facile de faire bouger les montagnes (ça c’est du Christ) que les chefs d’agences de tourisme Français installés dans ce pays (ça c’est de moi) ; car quel est celui d’entre eux qui indique dans ses programmes, le Canal français comme halte remarquable ?

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   Suis-je le quarantième, le centième résident qui soit intervenu auprès de l’Ambassade de France pour signaler l’inexplicable absence d’une plaque commémorative sur le pont qui traverse le Canal français prés de Gatun ?

   De quels désordres du cœur et de l’esprit, sont frappés tous ces compatriotes qui ont pouvoir de le ressusciter dans la mémoire collective ?

   De la colère ? Et bien non. Pour en éprouver il faut d’abord comprendre ce qu’il se passe. Or là je ne comprends pas du tout ce qu’il se passe. Il s’agit donc plutôt d’un 100% de concentré d’incompréhension. C’est cette même surdose d’incompréhension qui en 1998, peu de temps après mon arrivée au Panama, m’a accéléré le rythme cardiaque en visitant la maison de Ferdinand de Lesseps à Colon (tout contre l’Hôtel Washington) … … … elle n’existait plus ! Détruite deux ans auparavant, pour faire place à un quelconque immeuble de rapport. "Elle était parfaitement récupérable, on pouvait  la restaurer", m’ont affirmé ces deux sympathiques intellos locaux qui en pleuraient presque.

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  Par les temps qui courent ne parlons pas de culture, qu’ils doivent d’ailleurs confondre avec celle de l’artichaut breton, ou de la banane plantain en ce qui concerne nos hôtes panaméens, mais de Commerce. Le charismatique et mondialement connu Vicomte Ferdinand de Lesseps ! N’est pas péché d’être commerçant; est péché d’être mauvais  commerçant. Car aucun d’entre eux n’a su renifler le bel argent que rapporterait la réhabilitation du lieu. Hôtel/Restaurant; dormir, manger dans la vaste demeure à étages du prestigieux De Lesseps ! Une piscine ? Bien sûr.

mural    A coût réduit d’ailleurs car il en existait déjà une, une très grande même, construite par le "Grand Français" au frais des petits actionnaires de sa Compagnie Universelle. Une ample terrasse aussi, incluant le bunker américain de la seconde guerre mondiale transformé en musée, pour se restaurer, prendre un pot face aux navires tout proches qui entrent ou sortent du Canal. Bref, cet espace historique aurait pu devenir le pôle touristique incontournable de la ville de Colon qui comme chacun le sait, en manque cruellement.

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   Sur le terrain, que nous reste-il du Canal français ? Quelques fragments épars – trois exactement – comme les restes éparpillés d’un cadavre. Mentionnons à peine  le tronçon qui jouxte les Ecluses de Miraflores, et  sa connexion  maritime dans le port de Cristobal, les deux sites étant d’une part trop défigurés et d’autre part interdits à la visite.

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  Mais, chers compatriotes, votre joie sera grande d’apprendre que nous avons mieux à contempler, et que  le dernier fragment*4 mérite toute notre attention. Il commence au pied du barrage de Gatun, passe au travers d’un paysage visuellement acceptable, avant de s’unir au Canal contemporain (l’autre, le vrai). Il mesure environ 2500 mètres, et nous devons son involontaire conservation à son usage comme déviation de la rivière Chagres lors de  la construction des écluses et barrage de Gatun. Il n’a subi aucune altération majeure, il est sous nos yeux ce qu’il était il y a 120 ans. Ce reliquat du Canal français, précurseur vénérable du Canal de Panama et témoin d’un fabuleux effort humain international qui, aujourd’hui encore se poursuit,  nous parait digne de figurer sur la liste du Patrimoine mondial de l’Humanité. Il nous manque cruellement un cerveau français encore imprégné de nos valeurs culturelles anciennes et ayant autorité en la matière, pour lancer la procédure.

   Et la plaque commémorative ? Vous évoquez-là un souvenir douloureux. Par suite de l’appel d’offres concernant le projet de deux nouvelles écluses, l’Administration panaméenne a sélectionné quatre candidatures dont celle de Bouygues Construction. Nous étions quelques uns à imaginer notre rencontre avec Monsieur Martin Bouygues sur l’un de ses chantiers. Il portait un chapeau panama de 700$ acheté chez notre copain David à San Felipe. L’étiquette qui pendouillait du couvre-chef, affichait le prix exact de notre plaque en fonte d’aluminium. Monsieur Bouygues interrompit notre discours avec mansuétude et fouilla dans ses poches, mais sans succès. Il est bien connu que les riches (et les pauvres aussi d’ailleurs) n’ont jamais d’argent liquide sur eux. Finalement, il emprunta les 700$ à un proche collaborateur (qu’il oublia de rembourser) et nous promit spontanément l’intervention de deux ou trois de ses salariés  pour l’installation de la plaque. Vous connaissez la suite ? Pour des raisons assez mystérieuses, Bouygues Construction a retiré sa candidature au dernier moment.

 

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   Place de France à San Felipe; ancienne place d’armes espagnole bordée par les remparts, l’Ambassade de France, la maison de l’ancien maire de Panama, un Ministère de la Justice converti en théâtre et maison de la culture et la façade jaunâtre des anciens casernements et prisons souterraines; puis un hémicycle surplombé par un obélisque avec le coq gaulois perché sur le pyramidion et quelques bustes en bronze : Léon Boyer, Armand Reclus, Lucien Bonaparte, au milieu desquels trône celui plus imposant de Ferdinand de Lesseps.

   Place de France est un hommage du peuple panaméen aux précurseurs français du Canal de Panama. Un remerciement ? Oui, oui, bien sûr, la tentative française ayant entrainé celle des Nord-américains avec le succès que l’on connait. Mais aussi et surtout, on touche là à une facette de l’âme latino-américaine: un goût, une passion pour les épopées, les entreprises humaines démesurées; qu’importe le résultat, pourvu que les hommes y soient sublimes. Je pose assez souvent cette question aux touristes que je guide : "Vous connaissez beaucoup de monuments élevés à la gloire d’un échec ?".

-"Il y a aussi à Londres, dit l’un d’entre eux, ce monument que nous ont construit les Anglais en souvenir de Waterloo."

- ???

Ça y est ! Nous avons enfin compris la facétie, et nous mettons tous à rire bêtement face au Vicomte de Lesseps qui, figé dans le bronze, nous fixe de plus en plus sévèrement.

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Notes:

  1. Bayonne où il existe un "Quai du Commandant Roquebert"
  2. Je suis poursuivi par les Roquebert ! C’est un autre Roquebert, Léon, celui-là, qui est l’ingénieur militaire concepteur du sous-marin Surcouf.
  3. Je dois cet aperçu de la vie de Laurent Roquebert à mon vieux copain Rogelio Roquebert, arrière petit-fils de Laurent.
  4. Pour le visiter : traverser les Ecluses de Gatun, poursuivre pendant 1,5 km sur la route du Fort San Lorenzo et stationner à l’entrée du pont sous lequel passe le Canal français.

 

  Sur ce sujet, on lira avec intérêt le livre de Marc De Banville "Canal Français, L'aventure illustrée des Français au Panama" - Editions Canal Valley, S.A.

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