Les enfants de la lune, présence de l'albinisme chez les indiens Kunas du Panama
La lueur vacillante d'une lampe à pétrole à la mèche mal mouchée traverse une nuit bizarre. Bravant l'interdiction divine de sortir en pareil cas, Nélé trottine entre les huttes, blotties sur l'île comme nichée d'oisillons. Il est inquiet et veut s'assurer que l'enfant différent s'est bien réveillé. Dans la case-cuisine de la demeure destination, Mou, la grand'mère, assise sur un petit rondin de bois, attise de son biibi d'osier tressé une poignée de braises qui secrètement gardaient espoir d'être ravivées. Le bol de chicha de cacao-maïs est vite tiédi. Lançant au passage un regard craintif vers le ciel, la voilà qui s'engouffre en compagnie de Nélé dans la grande hutte contiguë. Le gamin, les yeux encore poissés de coaltar, dégringole du hamac, avale deux gorgées du généreux breuvage, attrape son arc, sa flèche et sort bravement dans la nuit. Le dragon mangeur de lune est déjà à l'œuvre, sa gueule béante commence à grignoter le halo de l'astre apeuré. Petit Sibbou, de toutes ses forces tend la corde, sa flèche file dans la nuit en direction de l'immonde glouton. Carquois vide, inquiet, il espère un instant. Une éternité pour lui. Touché à mort, le dragon finit par lâcher sa proie. Tandis qu'alentour la mer se remet à scintiller de plaisir, les toits de palmes du village conjuguent à nouveau leurs reflets mordorés. Les villageois s'en viennent, il faut féliciter le petit Kuna blanc, sauveur de la lune.
Entré dans cette belle légende par miracle, je fais mon boulot de reporter:
- Dis-moi Sibbou, caches-tu une si grande force en toi que ta flèche puisse voler aussi haut, aussi loin dans le ciel?
Epargnant gentiment un sourire de commisération qu'il eût pu adresser à l'ignorant aux questions aussi bêtes, son regard clair accompagne sa réponse: - C'est l'esprit de ma flèche qui est allé tuer l'esprit du dragon.
Sur ce, Sibbou le petit albinos s'en retourne dormir, le devoir accompli. Les Kunas pourront compter sur lui lors de la prochaine éclipse de lune. *1
Mateo et ses copains de l'île Ukubseni
Durant les années passées à Kuna Yala sur notre voilier (2001-2004), cette légende, à peine un peu romancée pour cette introduction, me fût contée à plusieurs reprises lors de conversations avec des Sahila et des Argar*2. Nous échangions souvent des informations sur nos traditions et mode de vie respectifs, ainsi j'apprenais que l'albinos, le sibbu, tient une grande place dans la mythologie des Kunas. Celle-ci, importante et complexe sera évoquée dans un futur article.
Mon pote Mateo, avec ma petite mascotte Kika
A cette époque, je me rendis compte aussi que dans chaque village, bien que la plupart restent cachés dans les huttes aux heures où le soleil cogne fort, les albinos étaient assez nombreux. A part le fait qu'il s'agisse d'une maladie génétique héréditaire, caractérisée par une absence de pigment mélanique au niveau de la peau, des yeux ou encore des cheveux, je ne savais pas grand-chose de l'albinisme. Je pensais que cette inquiétante proportion découlait du fait que les échanges inter communautés étaient rares car réglementés et qu'en conséquence les unions consanguines devaient être fréquentes. Supposant aussi que l'endogamie pratiquée par le peuple Kuna, qui n'a jamais encouragé les unions avec les autres ethnies, jouait aussi un rôle dans ce phénomène.
Une belle jeune fille du village Nusatupu
Il y a quatre ans environ, je dois accompagner pour une visite de Portobelo une voyageuse qui, m'a-t-on précisé, est médecin et s'appelle Pascale Jeambrun. Au cours de nos conversations, nous en venons bien vite à parler d'un sujet qui nous passionne tous deux, le peuple Kuna. Je me rends compte que j'ai la grande chance de faire la connaissance d'une des deux co-auteurs d'un livre essentiel: Les enfants de la lune, l'albinisme chez les Amérindiens*3. Rapidement, j'en saurais beaucoup plus sur cette maladie génétique et sur sa présence très ancienne et très élevée en proportion chez le peuple Kuna. Dès l'arrivée des colons espagnols au XVIème siècle on trouve témoignage de cette présence dans les communications écrites. Quant à la proportion, c'est la plus élevée au monde au niveau d'une ethnie, elle est estimée actuellement à un cas pour 150 personnes.
J'ai eu le plaisir de rencontrer à nouveau Pascale Jeambrun, une fois par hasard aux San Blas où elle se rend chaque année depuis très longtemps et plus récemment lors de sa conférence donnée à L'Alliance Française*4. Cette brillante prestation et la lecture de son livre "Les enfants de la lune" m'ont énormément appris sur la maladie, bien sûr, mais également sur la mythologie du peuple Kuna.
Il y aura donc des suites à cet article…
Mon ami Pablo et son neveu Pablito, village Mamitupu
Notes:
*1- Au sujet de ce petit conte:
Les noms des personnages sont inspirés des mots suivant
Le Nele (prononcer nélé) voir l'article "La médecine des shamans kunas"
La Muu (prononcer mou), la grand'mère en langue kuna (le biibi, c'est l'éventail traditionnel en fibres de palmes tressées)
Sibbu, l'albinos en kuna (prononcer sibou)
Autrefois, les Kunas n'avaient pas le droit de sortir des huttes durant les éclipses de lune. De nos jours cette interdiction n'existe plus mais les adultes ne peuvent regarder l'éclipse que par son reflet sur l'eau. Les enfants ne sortent pas pour assister au phénomène parce qu'il évoque métaphoriquement une relation sexuelle.
*2- Sahila, chef coutumier du village. Argar, sage détenteur de la tradition. Voir l'article "Organisation sociale"
*3- Pascale Jeambrun est médecin spécialiste en nutrition et médecine thermale, diplômée d'une maîtrise en ethnologie à Paris X-Nanterre. En 1991, elle co-écrit avec Bernard Sergent, historien et anthropologue: Les enfants de la lune, L'albinisme chez les amérindiens.
*4- Je parlerai bientôt de cet évènement auquel participait également le célèbre photographe américain Rick Guidotti qui depuis plusieurs années consacre son travail aux albinos (humains et animaux) du monde entier.