Balade aérienne aux îles San Blas de Kuna Yala
Le désir de voir les îles San Blas d’en-haut ne date pas d’hier. Lors de nos trois ans de séjour sur l’archipel à bord de Txango-le-voilier, à maintes reprises je grimpais les échelons rivetés au mât pour rejoindre la petite hélice vrombissante de l’anémomètre et l’antenne radio. Parfois, c’était pour naviguer à vue au milieu des inextricables récifs de corail, guidant de la voix Coco qui maniait en douceur la barre à roue pour des slaloms d’anthologie. D’autres fois, au mouillage, pour le seul plaisir d’admirer sous un autre angle villages et îles désertes, tous festonnés d’une inégalable palette de bleus mouvants. Mélanges sans fin d’émeraudes aquatiques.
Depuis quelques saisons, lors des voyages en avion pour accompagner des touristes, en approche des terrains d’atterrissage, combien de fois ai-je eu l’envie d’aller fouiller la soute pour récupérer mon couteau suisse. Vite rejoindre ma place (parfois celle libre du copilote, pour vous dire la taille de l’avion…) et découper le plexi du hublot, trop souvent gris délavé et zébré d’éraflures, afin de retrouver la vision enchanteresse de ces couleurs de paradis vues du ciel… Mais comment faire ?
Il y a trois ou quatre ans, pour une première fois, j’avais rencontré Georges par hasard lors d’une de ses visites à Portobelo. L’accent qui chante ses paroles lui évita ce jour là d’avoir à sortir son passeport pour me prouver qu’il est, lui aussi, originaire du Sud-ouest. Expat, il a choisi une petite île du Pacifique pour y implanter sa "guest-house", base de choix pour amateurs de pêche au gros. Mon ami Jean-Christophe, qui publie parfois des articles sur ce blog, m’apprendra plus tard que son copain Georges possède un U.L.M. Dans la vie que ferions-nous sans la chaine fraternelle des amis de nos amis. Nouvelle rencontre pour un déjeuner à trois et le projet d’un survol des îles San Blas est aussitôt ficelé.
Mais les mois passés dans les starting-blocks vont longtemps s’égrainer. Aussi rare que pour trois planètes, arriver à mettre en conjonction la bonne "fenêtre météo" et nos respectives "fenêtres de disponibilité" est loin d’être simple. Prévoir à l’avance le temps qu’il va faire en zone équatoriale n’est pas évident et par ailleurs, nous sommes des "retraités" plutôt actifs et occupés…
Dimanche dernier, le site Internet du service de météorologie marine des USA*, qui durant toutes ces années de navigation m’aidait à choisir en confiance mes jours d’appareillage, dessine sur l’écran de mon ordinateur un anticyclone bien placé. Cette bestiole tant espérée des amateurs de beau temps semble accrocher son centre aux effluves attractifs du reggae jamaïquain. Et, comble de chance pour nous, il étend sa banlieue (répondant au doux nom de "12 millibars") pour protéger les côtes panaméennes de toute invasion pluvieuse. Objet de nos rêves de survol, la Caraïbe est vierge de masses nuageuses sur la vue satellitaire.
- Allo, Georges, tu pourrais demain ?
Mais il faut préparer l’engin. Le bébé-avion doit être bichonné, ses biberons remplis à ras-bord et ses futures divagations ailées couchées sur le papier pour les autorités locales de l’aviation civile.
- Mais mardi c’est possible…
Reste à espérer que le "Madame soleil" de la NOAA* se mette à bégayer sévère pour répéter lundi sa bonne "prévision à vingt-quatre heures" du dimanche. C’est possible, saoulé qu’il doit être à passer ses journées les yeux rivés sur les fluctuantes lignes isobares transmises par des centaines de guitounes d’observations locales éparpillées tout autour de l’ancien terrain de jeu des pirates. Moi, aux San Blas, pour les prévisions, j’ai mon ami Yeyo. Les Kunas sont infaillibles dans cette épreuve à court terme. Lundi, par un appel téléphonique en milieu d’après midi, il me rassure définitivement et je peux confirmer au commandant de bord le rendez-vous si longtemps espéré.
- OK, Georges, demain matin.
- Alors à 6h 30 sur l’aérodrome Jimenez de la "Zona libre de Colón".
Mardi. Une heure et demi de route et me voilà au bord du ruban de béton perdu dans la cambrousse qui jouxte les énormes grues déchargeuses de containers. Seul bâtiment visible, sur un monticule, un semblant de tour de contrôle digne d’un jouet d’enfant de fortuné. L’écrin de nuit du petit bijou volant est à quinze minutes de vol d’ici. Le temps d’offrir un copieux petit déjeuner aux diptères vampires de la mangrove voisine et voilà que le gros insecte gracieux et inoffensif cahote vers moi, évitant ainsi une dangereuse baisse de mon taux d’hémoglobine.
Après de chaleureuses retrouvailles, briefing sérieux. Pour te glisser à bord c’est comme ça, ce que tu peux toucher, ce que tu dois surtout laisser en paix (les doubles commandes…), pour "ouvrir ta fenêtre à photos" c’est comme ça… mais attendre mon feu vert ! Etc. Nous voilà installés et sanglés. La tête d’épingle, qui sûrement m’espionnait depuis mon incongrue arrivée sur le désert qui l’entoure, se manifeste depuis sa cage de verre. Se la jouant aiguilleur du ciel de Roissy-Ch. de G, lui qui, les jours fastes, voit atterrir les quatre ou cinq "coucous" des patrons des plus grosses entreprises de la zone franche, fait dégouliner dans nos casques une kyrielle de questions. Techniques peut-être mais limite Inquisition quand même…
Enfin, Milord, c’est son nom mérité, obtient l’autorisation de brinqueballer vers son point fixe. Lui qui rêve de "pistes-billard" hérite, à l’échelle de son train d’atterrissage, d’un parcours de moto-cross. Mais, fièrement, il se le bouffe en entier ce foutu tarmac ! Il ira jusqu’au bout. Demi-tour. Après un regard de carnassier rancunier adressé à son tortionnaire, il se venge en mettant la gomme. Royal, il ne parcourt que trente mètres du mauvais béton avant de nous offrir un moelleux coussin d’air. Pour confirmer une des réponses faites à l’aiguilleur privé d’aiguillages, il grimpe sans effort à 2 000 pieds, son altitude de croisière. Et quelle croisière…
Dix minutes à peine pour ravaler mon long voyage en "diablo rojo"*2 et nous voilà en vue de Portobelo. Georges, aussi serein qu’André Turcat*3 aux commandes du prototype du Concorde balbutiant ses premiers vols d’essais, descend en douceur à 1 000 pieds*4 et déverse sa voix de rocailles dans les écouteurs:
- On se fait un 360º à petite vitesse?
Yeeessss ! Je vais pouvoir jouer les Claude Nougaro qui, vous vous en souvenez sûrement, par le hublot de la Caravelle qui le ramenait souvent vers Son Toulouse natal, cherchait des yeux "(sa) pincée de tuiles". Je repère bien vite la mienne. Pensez… Portobelo est à peine plus grand que la place du Capitole… Oui, oui ! La voilà, ma pincée de zinc rouge, petit érythème accroché au long corps malade en pierres élimées du Fort San Jerónimo.
Le soleil, à peine sorti de son sommeil, badigeonne de cernes tout ce qui s’éveille et tente de s’élever vers lui. Première émotion de cette journée, premier cadeau de Milord, le bébé-avion. Une bien belle et sereine image.
En fin de boucle, la voix, qui pourrait bien être nougarienne : - c’est bon ?
- Oui Georges, c’est même meilleur !
- Alors cap sur les San Blas !
Légendes des photos
1- Orosdup vu d'en haut du mât de Txango-2002
2- Un îlot de la région de Carti vu du mât de Txango- 2003
3- Georges et son Milord, escale d'avitaillement liquide pour l'équipage à El Porvenir
4- Les magnifiques installations de l'aéroport (bientôt international) Jimenez de Colon
5- Dernier réglage du GPS avant décollage de l'aérodrome Jimenez de Colon
6- En approche de Portobelo
7- Ma pincée de zinc rouge, collée au grand corps malade du fort San Jerónimo de Portobelo
8- Portobelo au soleil levant
Notes :
* NOAA : National Oceanic and Atmospheric Administration. http://www.noaa.gov/
*2 Nom donné au Panama aux bus scolaires réformés des USA et "recyclés" pour être utilisés ici en transport (danger) public jusqu’à ce que mort (du véhicule et parfois des passagers) s’en suive. article
*3 André Turcat, célèbre pilote d'essais du Concorde, voir Wiki
*4 A quelques mètres près la hauteur de la Tour Eiffel...