Au beau milieu de l'Atlantique, un navigateur solitaire partage une bonne bouteille...
Tout gamin, au Pays Basque, tu apprends vite à ne pas perdre le nord. C’est très simple : tu dois placer l’océan Atlantique à ta droite et voir le Jean-Pierre sur ta gauche. Quand c’est le cas : et bien le nord est dans ton dos ! Ah… Il faut quand même vous dire qui est le Jean-Pierre… c’est ainsi que les béarnais de la Vallée d’Ossau appellent familièrement ce grand pic surgi des entrailles de la terre pour menacer le ciel de sa gueule d’ours en colère. Légende vivante du pyrénéisme, le Jean-Pierre c’est le mythique Pic du Midi d’Ossau ! Encore accompagné de toutes ces mythologies basques et béarnaises qu’il a pu nourrir…
Alors, le môme se met à rêver tout éveillé, laissant le nord dans son dos il s’imagine escalader à gauche ou naviguer à droite. Envies nées de ses gènes ciselés et légués par des générations d’ancêtres, bergers ou navigateurs. Sans parler de ceux qui cumulaient leurs rêves et partaient en mer pour aller garder les moutons dans les Montagnes Rocheuses.
A force de te bruler les yeux, à l’heure où le disque de braise enflamme un ciel qu’il va bientôt confier aux étoiles, à force de te demander vers quelles contrées, vers quels humains différents il s’en va déverser chaleur et lumière, l’envie d’aller voir par delà l’horizon commence à inonder tes rêves. Et si, par un de ces limpides crépuscules d’été, au dernier instant de son départ pour l’ailleurs imaginé, il t’adresse un intrigant rayon vert, là tu comprends que c’est un appel auquel tu ne pourras pas résister toujours.
Pour avoir une vue un peu plus nette de la ligne obsessionnelle, un matin tu escalades la Rhune, cette avant-garde des Pyrénées aux pieds à peine chatouillés par les pourtant furieuses vagues océaniques. Las… la ligne recule mais n’en reste pas moins mystérieuse. De dépit, tu lui tournes le dos, un choc émotionnel intense t’attend, face au berceau des premiers ancètres. Comment dire cette perfection qui s’offre à tes sens en ce lever du jour. En contrebas, se mêlent vallées douillettes et ondulations harmonieuses de monts assagis avant que d’avoir trop grandi. Aquarelles légères, verts et roux se diluent aux franges incertaines d’une mosaïque aléatoire, égayée de ci de là par des moutons pâquerettes. Doucement les sonnailles réveillent la brume assoupie au fond des vallons, petits lacs de coton en voie d’évanescence. Tandis que les clochers des villages un à un s’en extirpent, comptant sur le soleil pour dissoudre ces derniers lambeaux crémeux. Emergent alors maisons et fermes aux toitures asymétriques, introduisant les rouges et les ocres dans cette symphonie pastorale. Non loin de toi, au creux d’une faiblesse de la pente, la cheminée d’une "borde", aux murs et toit de pierres sèches bien appareillées, titille tes narines d’une odeur de café. C’est le moment d’aller partager ta bouteille de vin pour accompagner la tranche de fromage du berger. Il déjeune, le troupeau s’est déjà éloigné sous la houlette des nerveux Petits Bergers des Pyrénées et du gros Patou qui veille au grain.
L’homme, de son doigt parcheminé par les durs travaux et les tabacs roulés, va parler de tous les anges gardiens de cet écrin. La garde prétorienne, qui domine au second plan, est passée en revue. Cet horizon tumultueux mais figé fait naitre en toi d’autres rêves, ceux-là plus verticaux. Les plus hauts dessinent frontière avec l’Espagne, mais, avec un clin d’œil complice, il te précise, au cas où tu ne le saurais pas, que cette ligne imaginaire n’est pas faite pour nous, les gens d’ici… Et pour clore le chapelet de sommets égrainé, dans un grand geste solennel de son verre ébréché, d’où quand même ne tombera nulle goutte du breuvage respecté, il rend hommage au pic mythique, là-bas, au centre de ton nouvel horizon dentelé. Le pasteur est protecteur, devinant qu’un jour tu en feras un pèlerinage périodique : "si au cours d’une matinée de ciel bleu un petit nuage blanc vient couronner le Jean-Pierre, "mal tiempo", tu redescends vite au refuge, sinon l’orage rapidement monté du sud te cueillera". Et les orages nous y cueillirent plus d’une fois, mes compagnons et moi…
Bien des années plus tard, la vie t’indique un jour qu’il est temps de changer de terrain de jeu. Tu iras maintenant sur l’océan. C’est nouveau pour toi. Tu as surtout besoin d’y savoir trouver le nord, c’est un minimum… Et le Jean-Pierre, ben… il est plus là pour que tu le places à ta gauche. Heureusement, au cours de toutes ces fins de journées passées au seuil des bergeries du vallon de Magnabaigt*, les bergers m’apprirent à connaître les étoiles, nous en finissions souvent au creux de la nuit. Redevenus silencieux, eux restaient un moment à les écouter. Toi, sous la tente toute proche, récupérant des forces pour l’escalade du lendemain tu psalmodiais des paroles magiques : Véga, Bételgeuse, Cassiopée, Croix du Sud…
Un bon livre explicatif, un sextant se trouvant à bord du bateau qui avait déjà pas mal bourlingué avec son ex propriétaire, des éphémérides, un cahier d'écolier, un crayon, une règle-compas et le souvenir de mes nuits étoilées de la Vallée d’Ossau, j’avais ce qu’il faut pour trouver, avec une approximation espérée minimale, l’endroit où Txango et son équipage réduit . Nous ne nous sommes pas perdu, un grand merci aux étoiles et aux planètes !
Petit aparté : au cours d’une parenthèse d’un récent sommeil nocturne, j’ai eu l’idée d’ouvrir cette rubrique, et pensé que la première image qui viendrait à moi dans le rétroviseur du voyage serait cette photo prise au beau milieu de l’Atlantique. L’idée de l’article c’était donc : la photo et un petit commentaire, point barre !
J’en demande pardon au patient lecteur qui vient de lire cette longue introduction, la mise au point du zoom s’est faite un peu plus loin que prévu à l’horizon du sillage de Txango. Mais finalement vient se focaliser sur ce moment précis où le retardateur du petit appareil photo libéra son éclair figeant. J’ai bien hésité à faire un couper/poubelle du texte qui précède, mais je me suis dit que peut-être quelqu’un aimerait savoir comment un gamin du Pays Basque sait trouver le Nord… en lui tournant le dos…
En fait, voilà donc l’article initialement prévu :
La photo
Le commentaire :
Photo prise lors de la petite fête donnée à bord de Txango, le 5 mai 1999, vers 22 heures, la position ? 12º55N par 42º 51W (à quelques miles près…). Nous célébrons les 1060 miles parcourus et les futurs 1060 qui nous attendent. (Voir le doigt sur le globe...)
Le contenu de la boite de foie gras est partagée, si…si… Eder, le Petit Berger des Pyrénées, se régale. La bouteille de bordeaux partagée aussi : un verre à la mer, un verre sur le pont du bateau, cinq gouttes dans la gamelle du matelot, le reste pour le skipper. Et je peux l’avouer maintenant, il y a prescription, j’en ai entamé (ou vidée ?) une autre… partagée par la pensée, jusqu’au lever du jour, avec Bernard Moitessier et les dieux de la mer et du vent qui tous trois m’offraient cette nuit inoubliable.
Sans aucun doute une des plus intenses nuits de ma vie. Les sonnailles des troupeaux de moutons traversaient le village de Laruns en Vallée d’Ossau et, se chargeant en route de mille beaux souvenirs, venaient s’unir au chant de la mer à l’étrave. Je peux vous le dire : une belle symphonie que cette nuit là… Une page se tournait en musique.
Parfois je l’entends encore la sublime harmonie, par delà des horizons nouveaux qui m’appelleront bien un jour…
Cet article est dédié à Coco qui vint me rejoindre "de l'autre côté" et ne mit jamais de bémols sur la musique de mes rêves un peu fous.
Notes:
* Je dois donner une explication : ce n’est pas fortuit ou pour faire étalage d’une érudition géographique hors norme que je cite le nom de Magnabaigt, ce vallon (en fait "un col long") situé au pied du grand rocher mythique. C’est pour éviter de rencontrer ici à Portobelo, un lecteur béarnais qui, pour lui prouver que ceci n’est pas le fruit d’une imagination débordante et un peu mytho, me demanderait de lui chanter au moins le premier couplet du "Bèth ceu de Pau" … Il pleut suffisamment comme ça sur la baie…
** Sur la photo de l'extrait de mon cahier de nave astro, le 10/05/99 au soir, Arcturus, Sirius et Pica nous situaient dans le petit triangle grisé du calcul.