Corpus Christi à La Villa de Los Santos (Panama). Les tapis de fleurs, art éphémère.

Pourrait s’intituler : Chronique d’un sacrilège annoncé*¹

5 heures du mat’

  Les acres fumées de la pyrotechnie finissent de s’évaporer dans la fraîcheur toute relative d’une fin de nuit enfin apaisée. Les rues encadrant le Parque sont maintenant confiées aux artistes décorateurs de macadam. Certains, pressentant que l’œuvre entreprise demandera de longues heures de travail et désirant offrir aux escarpins épiscopaux un produit fini irréprochable, se mettent aussitôt au travail. Visiblement, l’ I.N.A.C.*² semble vouloir réaliser un tapis digne des meilleures pièces d’Aubusson. D’emblée, le chef d’orchestre fait étendre au sol le "carton" du projet, en fait un tissu sur lequel apparaît le croquis du futur chef-d’œuvre. Du prémâché en quelque sorte, chaque zone du gigantesque dessin, petite ou grande, porte un numéro qui, on le devine, correspond aux couleurs à y déposer. Technologie bien supérieure aux autres projets voisins, laissant davantage de place à l’improvisation, pas dénués d’un supplément de charme.

5 heures 30

  L’éclairage urbain qui, depuis le début des hostilités, allonge les ombres commence à envisager de confier cette lourde tâche au jour qui hésite encore un peu à se lever. L’équipe, sûrement bien rodée par de multiples séances d’entraînement, a commencé à recouvrir consciencieusement les traits du croquis par un minuscule talus de terre. Pour le moment, le trait terreux semble erratique et s’étire comme la toile d’une araignée dissipée admiratrice de Hans Hartung.

.

6 heures

  Comme prédit, le relais de l’éclairage s’effectue en douceur. Croisant au sol les ombres des exécutants accroupis quelques loupiotes restent encore en appoint. Les petits bouts de traits s’accouplent maintenant pour s’essayer à l’art du labyrinthe. Chacun reste calme, le Grand Ordonnateur veille, sûr de son fait. Au final, le puzzle tiendra ses promesses.

7 heures

  Timidement, chacun commence à recouvrir des surfaces numérotées, maintenant toutes cernées du petit cordon sanitaire terreux. J’entrevois une petite déception personnelle, l’œuvre ne va sûrement pas manquer d’ambition ou de beauté mais le choix des matériaux sort un peu de l’orthodoxie en la matière. Plutôt que de fleurs et de feuilles on a privilégié semble-t-il l’utilisation de végétaux broyés et colorés pour la totalité de l’œuvre. Privilégiant ainsi la finesse du résultat.

8 heures 30

  L’art du tapis de fleur, comme la nature, doit avoir horreur du vide, le remplissage polychrome du puzzle géant bat son plein. Les grands sacs poubelles de plastique noir sont ouverts un à un, offrant leur contenu de couleurs parfois vives parfois nuancées comme pour une aquarelle. Les artistes procèdent par petites touches, l’aspect final se laisse peu à peu deviner. Une effigie du Christ accompagnée des deux éléments eucharistiques apparaît.

9 heures 45

  Derniers fignolages, cherchant à entrer dans la catégorie estampillée "chef d’œuvre", on en vient aux petits détails du tableau. Bientôt cinq heures de travail… Et dans des positions qui vont sans aucun doute laisser en souvenir de belles courbatures. Mais le résultat est à la hauteur des ambitions.

 10 heures

  Plus grand monde pour admirer le magnifique tapis. Sur le parvis de l’église, c’est l’heure du combat verbal entre l’Archange St Michel et le Diablo Mayor*³. Personne ne voudrait manquer la montée des marches par les stars de Los Santos : les Danzas*⁴.

L’œuvre éphémère passera sa courte vie dans l’indifférence, enfin presque. Tous ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu rentrer dans l’église pour assister à la messe, auquel s’ajouteront ceux qui en sortent jugeant cette dernière un peu trop longuette, font le tour de la place pour admirer tous les tapis de fleurs. Prendre des photos, seule façon de garder trace de ces œuvres à la si courte vie.

11 heures 45

  Sentant sa fin venir, le visage de l’Etre Sacré impassible attend de pied ferme son prochain châtiment : son labourage par le char d’assaut des croquenots ecclésiastiques. La cloche joyeuse qui répand dans l’azur  le "ite missa est" tant attendu par la foule sonne en fait le glas de ces pauvres carpettes. Le cortège sort de l'église.

  Après s’être fait la main sur un tapis préliminaire, les pieds pourtant catholiques s’en viennent exécuter leur sacrilège annoncé : le piétinement sans vergogne de leur image sacrée. Décidément, les religions ont toutes leurs zones d’ombre…*⁵

  Dès lors, plus de retenue, c’est la porte ouverte à tous les foulements dévastateurs. Chaque Danza y va de son piétinement rythmé. Même le Torito exécute ce qu’il reste de ces pétales, les pauvres ne demandaient qu’à vivre leur vie à parfumer quelque jardin des environs.

  Enfin viendront les Diablicos, et chacun sait que, comme pour Attila, où passe un diable les fleurs ne repoussent pas…

13 heures

  Morale de l’histoire : Tout ça pour ça…

 

Notes :

*1- Le scénario est traditionnel, voir l’article sur les tapis de fleurs de 2011

*2- INAC : sigle de l’ Instituto Nacional de la Cultura du Panama. Depuis peu principal sponsor de cette fête que cette institution a fait beaucoup mieux connaître (et fréquenter) depuis l’année dernière grâce aussi à l’appui des medias.

*3- voir l’article L’Archange St Michel fait le job

*4- voir article

*5- je rappelle que l’an dernier il s’agissait de l’effigie de Jean-Paul II

*6- J’avoue ici que mes connaissances de toutes les religions (vues de l’extérieur) ne m’ont pas permis d’identifier sur place le sigle figurant au dessus de celui de l’INAC. De retour devant mon clavier internété, je me suis plongé dans Wikipédia, je ne pouvais quand même pas appeler le Saint Siège et déranger le pape actuel, que l’on dit fatigué, pour qu’il éclaire ma lanterne… Au cas où un lecteur ou deux m’accompagneraient pour naviguer sur ce lac d’ignorance, voici la solution de l’énigme : IHS (parfois JHS) est une abréviation et une translittération imparfaite du nom de "Jésus" en grec : Ι = J, Η = E et Σ = S (JES. = Jesus/Ιησους). Merci Wiki!